Mon intérêt pour la prospective, au point d’en faire aujourd’hui mon activité principale (en solo et au sein du collectif Le Coup d’Après), a constitué une forme de réponse au fait d’aborder la complexité du monde. Comment « apprivoiser » cette complexité ? Comment la rendre claire et intelligible, malgré les nombreuses incertitudes qu’elle recouvre, à moi-même et aux autres ?
Deux points me paraissent fondamentaux : le 1er est celui de la co-construction. La prospective -et notamment celle que je défends, ouverte, opérationnelle, et tournée vers une désirabilité encadrée par nos limites planétaires et des valeurs humanistes- ne peut être un exercice solitaire. Elle se nourrit de la diversité des points de vue, de la transdisciplinarité, et parfois aussi de l’anticonformisme et de l’étrange. Sortir de sa communauté de pensée lorsque l’on cherche à éclairer les futurs est indispensable.
Le second est celui de la représentation. La pratique de la prospective pourrait reprendre à son compte la célèbre citation de Nicolas Boileau : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». En effet, parvenir à partager une vision la plus claire possible de la complexité d’un sujet est un enjeu majeur de ma pratique professionnelle.
Il y a plusieurs mois déjà, j’ai fait la rencontre de Claire Dellatolas, architecte de projets complexes. Sa discipline exigeante sur le fond et la forme a naturellement fait écho à mes problématiques de représentation de la complexité, et les outils systémiques avec lesquels je me suis familiarisée auprès de Claire constituent aujourd’hui un atout majeur de ma boîte à outils de prospectiviste.
Une intention commune : capter l’environnement global et appréhender la complexité
« Le tout est plus que la somme de ses parties ». Cet adage offre la quintessence de la systémique, à savoir qu’appréhender un sujet en silo, à travers les propriétés intrinsèques de ses composants, ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble des variations possibles de ces mêmes composants. Un exemple très simple est la dynamique du corps humain : si vous analysez le fonctionnement biologique uniquement organe par organe, une partie des phénomènes vous échappera. Ceux-ci, comme la circulation sanguine, ne peuvent être compris qu’en considérant le corps humain comme un tout. D’où la nécessité de croiser différentes approches.
La systémique s’attachera ainsi à capter les éléments externes au système ayant une influence sur lui, à décrire son fonctionnement d'ensemble pris comme un tout, avant de considérer ses différents constituants et de décrire l’ensemble des interrelations existant entre les différents composants du système.
Cette approche appliquée à la prospective permet des résultats très intéressants. Si vous cherchez à instruire un sujet prospectif, vous chercherez dans le même temps à ramener dans le champ d’analyse des variables externes (et ce de manière transdisciplinaire), qui n’appartiennent pas au système à proprement parler mais qui pourtant agissent sur lui. Vous vous emploierez également à débusquer ce qui est hors des radars habituels d’analyse et des modes de représentation dominants : signaux faibles, émergences, impensés du sujet. Car c’est bien dans les rencontres inattendues, les hybridations saugrenues que naissent parfois les embryons de futurs.
Représenter, c’est partager. La base prospective est un précieux outil pour dépasser ses propres biais de représentation
En prospective, et notamment pour la méthode des scénarios, la représentation du système se nomme base prospective. Cette base vise à ranger les différentes variables influant sur le sujet, qu’elles soient internes ou externes, et à qualifier les interactions entre ces différentes variables (de cette représentation naissent des chemins logiques, à la base de scénarios).
La base prospective sert aussi à cartographier différents angles de vue, et donc à faire appréhender aux parties prenantes que leur vision est souvent bornée par des champs de connaissance ou d’action, des croyances et des biais.
Une “bonne” base prospective doit à mon sens avoir les qualités suivantes : elle doit comporter une dimension temporelle (rétrospective et prospective), représenter l’ensemble des variables influant sur le système, qu’elles soient internes ou externes, ainsi que leurs interdépendances. Elle doit veiller à prendre en compte les tendances lourdes mais aussi les signaux faibles. Elle doit également être manipulable et modifiable, et si possible elle doit aussi être bien designée (importance du beau).
En pratique, elle se nourrit de plusieurs sources, à commencer par la documentation interne de l’organisation réalisant un exercice de prospective, et par l’interview de ses acteurs clés. Elle fait aussi largement appel aux sources externes d’information (experts, veille sectorielle, tendancielle, etc).
La méthode des « box » (ou cadre d’architecture) empruntée à la systémique constitue un outil précieux pour construire une base prospective, et représenter les différents points de vue. Elle s'attache à distinguer et structurer la manière de décrire un système en adoptant des regards distincts suivant le niveau d'appréhension du sujet et la distance que l'on prend vis-à-vis de celui-ci. Par exemple, un regard en “boîte noire” posera ainsi la question du POURQUOI, à travers la cartographie des parties prenantes, des besoins et contraintes de chacune d’elles qui agissent ou peuvent agir sur le système. Il s’agit de croiser les points de vue et de rendre compte de la diversité des approches. Un regard en “boîte blanche” s’attachera à définir le COMMENT, autrement dit de quoi est constitué le système.
En prospective comme en systémique, il s’agit de bâtir des étagères à variables, qui permettront de récolter et d’organiser la matière. Cette méthode permet en outre d’observer de manière itérative quelles « étagères » ne sont pas documentées et si la mise en cohérence globale fonctionne (les variables internes couvrent-elles les problématiques traduites par les variables externes ?).
La représentation permet ainsi intrinsèquement de visualiser les champs de réflexion non encore explorés et les zones d’incertitude. Concrètement, il s’agira d’aller chercher le contrepoint, de solliciter le point de vue de quelqu’un qui pense ‘à rebours’. Cette phase de ratissage de la complexité est souvent la plus longue mais aussi la plus riche de mes interventions en prospective : c’est ici que se nichent potentiellement l’alternative, la vision décalée, le scénario jusqu’alors inenvisagé… qui peuvent constituer votre meilleur futur.
Une prospective plus opérationnelle, augmentée par la représentation créative des futurs
Très bien de représenter la complexité et de construire des scénarios, mais ensuite ?
La prospective telle que je la pratique s’applique à tout sujet complexe et non prédictible, et constitue un superbe outil d’aide à la décision dans un monde justement de plus en plus complexe. Réaliser cet exercice de prise de hauteur et de co-construction suppose d’adopter une posture ouverte à l’altérité et à l’inattendu, et à (tenter de) sortir de représentations du monde connues et donc plus sécurisantes.
Mon objectif est d’ouvrir la prospective aux acteurs peu familiarisés avec cette approche, et de favoriser une posture pédagogique plutôt qu’une posture d’experte. Il s’agit d’accompagner mes clients à « apprivoiser » la complexité et à la partager, non pas pour en sortir la solution miracle, mais pour considérer collectivement d’autres possibles, d’autres désirables pour des futurs qui ne soient pas déjà tout tracés.
Je m’emploie ainsi à ouvrir le capot des futurs sur des sujets d’entreprise, des sujets terrain souvent abordés en silo, et qui pourtant nécessitent une approche plus holistique. Redéfinition de fonctions, nouvelle organisation, acceptabilité de stratégies, innovation constituent autant de terrains de jeux pour la prospective opérationnelle, dont l’aboutissement des démarches va jusqu’à la définition de plans d’actions.
Enfin, parce que nos décisions sont (aussi) faites d’une part d’irrationnel, ma pratique de la prospective est également créative (design fiction). Lire un scénario ne produit pas le même effet que l’éprouver. C’est pour cela qu’à cette dimension méthodologique incontournable de la prospective, j’ajoute à travers la scénarisation des futurs possibles (artefacts) cet ingrédient émotionnel, celui qui fait que vous allez vous situer en adhésion ou en rejet d’un futur proposé, et in fine qui va vous pousser à choisir.
Alors prêt.e.s à plonger dans vos futurs ?
Cet article a été rédigé en collaboration avec :
Claire Dellatolas - Skopeon - www.skopeon.com / [email protected]
Autrice
Image : Popular Science Monthly Volume 71, Public domain, via Wikimedia Commons